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Entretiens

Au-delà du monde silencieux,
Atteindre les visions de la Seine.

 

Propos recueillis par Ghislaine de la VILLEGUERIN (Printemps-été 1976)

 

– Vous faites toujours des travaux préparatoires avant de faire vos tableaux ?

Oui, parce que la cire donne à l’image définitive un chemin, à la fois mystérieux, que je n’ai jamais analysé … mais, elle donne un chemin au peintre. Le peintre est malgré tout dans une espèce de conflit entre son parler et son expression, picturale, il faut bien le dire, qui se change de la parole. Le titre d’une chose comme ça ; ton image, tu la titres tout de suite avec des mots. Pour arrêter définitivement une idée, il faut que tu l’emprisonnes dans un mot, dans un terme.

– Vous décidez des titres de vos oeuvres, …. à quel moment ? … au départ ?

Non, mais c’est la cire qui me guide ; avec sa transparence, son espèce de monde qu’elle me dévoile, me guide vers un sentimentalisme d’approche, de transparence, d’envoi, d’intuition ; tout un jeu de choses qui ne sont pas très exprimables autrement que par la vision. Le parler, c’est déjà une espèce de prise en charge de l’idée, la structurer dans une phrase….. Le poète a sa structure poétique, et l’idée se met dedans très vite. Par exemple j’ai vu travailler Robert DESNOS. Il avait tous les jours une chose comme ça : il faisait dix vers, alexandrins, tous les jours, tous les jours. Il se mettait à sa table de poète, comme on se met au piano ; et puis il faisait dix vers…. qui ressemblaient évidemment à ses pensées intimes… ? ! … Pour se figurer par exemple des rythmes, il avait  cette chose-là. Et c’est cette chose-là que moi… on ne peut pas dire que je l’ai imité parce qu’il n’y avait pas de commune mesure entre son délire poétique et ma technique de peindre.

– Il y a des signes qui surgissent du travail préparatoire ?

Oui, on en revient toujours à ma fameuse théorie platonicienne, que le noir c’est la couleur neutre, et le blanc c’est le nacré. Alors de ce nacré blanc, tu as une gamme étonnante. Tu as déjà vu une nacre, elle est blanchâtre, il n’y a pas à dire ; et puis à l’intérieur, il y a des bleus qui surgissent. Tu sais bien comme ça fait la nacre. Alors, ce phénomène de prise en charge de l’arc-en-ciel… admettons… parce que… dans la couleur neutre aussi, il y a la gamme sombre des bleus, des verts sombres, des rouges sombres, qui viennent vers un noir, vers une espèce de ton qu’on appelle noir mais qui n’est pas noir. Qui est une confusion de ces bleus sombres, de ces rouges sombres, de ces jaunes sombres, de ces verts sombres, qui font le noir. Tu vois, par exemple, la bordure est noire et puis tout d’un coup ça se dégrade en bleu, en rose, en toutes les couleurs. Et c’est pour ça que la cire est un admirable élément, parce qu’une fois que ça a été pris comme ça, tu peux le frotter et…. tu vois les couleurs qui surgissent dans le sombre. Tu vois… c’est brillant et ça a sa forme définitive. C’est comme si on était récompensé d’avoir pensé ça, et puis tout d’un coup, en le travaillant,… travaillant,… arrive (?!) … cette chose-là.

Alors ça, ce sont aussi des histoire de paysage. ça, c’est une grève, du côté de la mer, du côté des hautes rives, du côté de la baignade. Ils vont vers … le Ça.

Ça s’adoucit, Ça laisse de côté ces sombres-là, pour arriver à des couleurs presque transparentes. Je ne peux pas dire que ça soit nacré mais ça a quand même une tendance à s’éclaircir. Et ça s’éclaircit dans la masse.

Ça ça s’appelle Les Remparts. Ça vient évidemment d’une inspiration pour les choses anciennes, médiévales, transformées.

– Ca ne raye pas ? (s-e la cire)

Non, elle est inrayable. La cire, ça n’est pas comme l’huile. L’huile, une fois qu’elle est figée, elle est stable. Tandis que la cire, elle a ce côté élastique et tendre. La surface de la cire est assez tendre pour que l’objet dur puisse la modeler, puisse établir une empreinte. Tu ne pèses pas… tu vois… j’ai passé avec ça… ça se répare facilement… et le trait ne part pas… avec une main, c’est épatant ; tes mains te servent à polir ton oeuvre. Je vais te dire deux choses : ta main et ta salive ; tu vois, je fais comme ça ; je peux détremper la cire avec ma salive… avec autre chose, tu la détruis, tu la casses, mais avec la salive la chaleur de la main, fait que tu peux modeler encore tes tableaux. Tu comprends, c’est la gamme du bricolage complet : bricolage intellectuel, bricolage matériel, bricolage de la perfection dernière. « Le plaisir n’est pas l’acte même… ni une qualité intrinsèque de l’acte… c’est une perfection dernière qui n’y manque jamais et qui s’y ajoute, comme à la jeunesse sa fleur. « Tu sais de qui c’est ? … c’est de… Spinoza.

– Nous allons regarder quelques-uns de vos dessins, de vos esquisses.

Ca c’est l’âme et le corps, de Marnay : le grand tableau de l’âme et du corps. Il y a tous ces animaux qui se sauvent ; là les corps sans âme, là les âmes folles, enfin toutes les qualités et quantités d’âmes que j’ai pu capter dans ce machin.

– Vous avez l’esquisse du tableau « Les deux sources » ?

Je ne sais pas… celui-là est à Dijon… Ça c’est le Prestant d’Orgue. A la fin du morceau d’orgue, pour conclure, on tire le jeu, et ça fait un prestant… Ça c’est l’Ornufle…

Je voulais te donner une idée d’une approche quelconque de la peinture. La peinture à la cire demande cette espèce d’instantanéité qu’on a saisi, qu’on a exprimé… qui est un tout petit tableau ; il ne faut pas qu’il y ait une grande machine ; il ne faut pas non plus espérer que c’est composé selon les principes de la composition picturale.

– C’est presque abstrait.

Oui ; elles sortent de la matière ; je ne les ai pas civilisées, ni avec un terme, ni avec un mot, ni avec une espèce de mémorisation. Elles viennent, elles surgissent ; je les sculpte ; comme un potier met une boule de glaise et tout d’un coup, ça devient vase. Et permets-moi de te dire que le vase, il prend naissance dans les mains du potier ; il avait une idée, mais tout d’un coup, elle se déforme et devient autre chose. La cire, c’est la même chose ; tout d’un coup, elle se met à s’agiter, à s’éclaircir, à prendre une figure : tout d’un coup, un oeil surgit, un bras surgit, et c’est valable. Alors je te montre des grands tableaux.

– On pourrait commencer par « Les Oiseaux ».

« Les Oiseaux » ont été au début une allégorie que j’ai voulue ; ce que j’ai voulu représenter, c’était les oiseaux du lac Stymphale, naturellement. Les oiseaux du lac Stymphale pour moi c’est… vague… comme un cosmos. Si on s’en tient au pied de la lettre et de la légende… les oiseaux du lac Stymphale ont un côté mythique qui peut être interprêté de différentes façons : qu’était-ce le lac Stymphale, qu’était-ce les oiseaux, pourquoi avaient-ils un côté maléfique, pourquoi Héraclès est-il venu dans le Péloponèse ou en haut en Thessalie (je ne sais plus) … enfin… dans la Grèce historique ? Et alors était-ce les miasmes du marais… est-ce qu’ils venaient d’une contrée infernale, ces oiseaux, sitôt qu’on les voyait tourbillonner, c’était signe de mort, de destruction, de calamité publique.

– Vous l’avez fait à quelle période, ce tableau ?

Je l’ai fait presque en même temps que « DESNOS et YOUKI ». Je l’ai fait avant la guerre. Et il a été envoyé au Canada. J’avais exposé ça dans les Tuileries et on m’a demandé de le prêter pour l’envoyer au Canada. Et il est revenu juste avant la guerre.

– Ca fait un peu tableau fantastique, vous ne trouvez pas ?

Tu trouves ?

– Ca fait fantastique à cause de ces oiseaux, de cette espèce de bagarre dans le ciel. On dirait une fosse imaginaire, un retour aux temps préhistoriques.

C’est curieux que tu me dises ça parce qu’en même temps il y a une dualité… est-ce que ce n’est pas les idées qu’on a des choses qui se transforment et qui deviennent inaccessibles. Tu vois, par exemple, les deux types qui sont là, il y en a un qui venait pour voir un paysage et il amène son chien. Et tout à coup, devant l’ampleur du phénomène, le chien va être la proie de tous ces maléfices qui sont là, et alors l’homme le protège. Bon…première chose. Deuxièmement, le pêcheur vient le matin au bord du lac pour prendre le poisson… qui est un petit peu stable, qui n’a pas été troublé par les incidents du jour… et il jette son épervier, et il a des poissons dessous (?!). Tu comprends, c’est la malice de la vie, la malice des intentions ; les intentioons qu’on a, et puis, elles loupent ; elles sont régulièrement contrariées ou alors elles deviennent une sorte de gêne, une sorte de malheur. L’homme est obligé d’accomplir une tâche, mais à contre-sens. Mais ça ne gâche pas… Tu vas me dire, c’est de l’anedocte, c’est un racontar,…on imagine ça… Mais ça peut être aussi bien une espèce d’erreur ou de mythomanie. Tu comprends, le mythe… c’est aussi ce qui est caché.

– Quelle était votre intention quand vous avez fait ce tableau ?

L’intention de vanter le lyrisme grec, car le lyrisme grec,… il n’y a pas à dire,… il est là, dans la légende. Par exemple, dans les travaux d’Hercule, il y a toujours une espèce de symbole : lers écuries d’Augias,… Et pour moi, ce paysage montagneux de Thessalie ou de l’Epire… ce qu’on a vu à travers toute notre histoire classique… l’Epitomé Historiae Graecae… Les paysages à la Poussin… J’ai été éduqué esthétiquement… toujours chez nous, on a eu des bouquins sur l’art et j’avais, enfant, toujours cette vue de l’antiquité, monumentale, bien  architecturée avec ses personnages incroyablement forts, incroyablement divers,… faits pour l’histoire. Ils étaient marqués là… et toujours j’ai pensé : pourquoi ne ferais-je pas un tableau avec des contradictions historiques dedans, et quand même, avec une chose classique… des couleurs… ne pas se hasarder ?!… faire des montagnes tout à fait usées par le temps, par les incidents que la nature peut provoquer… jusqu’à une sorte de chute.

– Si on passait au tableau d’à côté qui représente un paysage de bois et d’eau. Il date de quelle époque ?

Ce tableau date peut-être de 46-47, quand je suis revenu d’Amérique ; quand je suis revenu d’Amérique, figure-toi que la campagne française était complètement désertée ; il n’y avait pas de mécanisation ; pendant le temps des Allemands, rien n’a été fait… pas de travaux publics. Et aussitôt que les gens sont revenus, les inondations ont pris un cours différent. On est revenu avec les deux filles, qui étaient des petites filles, qui allaient à l’école de Marnay… et alors on était dans l’inondation, dans ce pays primitif que j’ai connu, bien avant la guerre, dans mon enfance, qui était toujours la terre des enchantements et des valeurs à ce point sublimées que ça rendait le fleuve, la Seine, une espèce de majesté… c’était grâce à la Seine qu’il y avait eu Paris ; c’était grâce à la Seine qu’il y avait eu l’Ile de France… je vouais à la Seine une adoration payenne.

… (passage inaudible) …

peint avec très peu de couleurs, qui laissent passer les blancs nuancés, le fond par transparence. Ça ne donne pas l’impression d’être de l’aquarelle ni du pastel. Qu’est-ce que ça te semble à toi, la peinture à la cire ?

– Ca me fait un peu penser à certains glacis.

A l’huile ?

– Non, aux glacis…

Mais des glacis faits avec quoi, avec quelle matière… avec de l’aquarelle… Est-ce que ça te semble aquarelleux ? … ou oléagineux ?! (suite inaudible).

Par exemple ici, tu as une zone brillante qui donne un double effet. C’est à la fois  ?! comme quand tu as un rayon de soleil qui vient, que tout est diffus, confus, que tu ne peux pas…

Quand tu regardes ce tableau-là à différentes heures du jour, tu as des impressions différentes. C’est curieux. Même maintenant moi qui le connais par coeur, ce tableau-là,… eh bien par exemple ici je vois des violets que je ne discerne pas autrement, en ce moment. Et c’est curieux que ce soit pour tout le monde la même chose : cette impression de pouvoir lire continuellement la peinture et y trouver des changements.

– Et ce tableau-là…

Ca n’en a pas l’air mais c’est Oedipe qui est devenu aveugle,… reçoit la visite d’Antigone. Voilà Antigone… là… voilà son oeil… voilà son nez. Tu vois Oedipe, là… accoudé (?!) Elle vient le chercher. Tu ne le vois pas comme ça parce que je te l’explique…

– Non… je ne le verrai pas… effectivement.

Viens voir ici, à contre jour : voilà la tête d’Oedipe et voilà la tête d’Antigone…

– Ah oui…

Pour moi, c’est cette chose passée, terminée, irrémédiable, que j’essaie de situer, pas dramatiquement, dans des évocations de l’idée… des idées qui sont un petit peu décousues mais… ?! (inaudible).

– Il semble alors que vous donnez le nom à vos toiles à posteriori. Vous reconnaissez certains personnages dans vos toiles…

Oui mais je les ai quand même pensées. Elles me reviennent, et c’est mon droit après, de les baptiser et de leur refaire une histoire… la tête d’Antigone, tu la vois très bien là… Tu comprends, je ne peux pas me séparer d’un paysage comme ça, paysage fragmentaire, percé, tablé (?!). L’Antiquité, c’est ça : elle nous apparaît comme ça en ruines… Tout ce que tu peux faire, c’est des montages photographiques ou des montages idéologiques. Mais elle est en ruines. IL faut que tu la remettes sur ses pieds, avec des travaux, avec des approches, avec des bricolages. C’est toujours dans l’Antiquité fragmentaire qu tu remets en place les bouts de vase et que tu découvres quand même des belles scènes. Tu te souviens des vases grecs… ils sont en pièces. Et c’est parce qu’il y a eu une espèce d’archéologue conscient de leur valeur qand elles étaient en pièces, qui les a recollées.

Ca c’est l’Ange blessé. L’Ange blessé, ça représente à mon pauvre jugement la France de 1940 qui a été blessée mortellement et qui est sur la meule de paille. Et tout d’un coup, les gens viennent voir ce qui est tombé sur la meule de paille et ils ne s’aperçoivent pas de la grandeur du désastre,… et l’autre ange revient du ciel et va délivrer son frère.

Celui-là c’est la chute d’Icare. Icare part avec ses ailes et s’en va. Le tableau est reversible ; on le met comme ça… et Icare arrive dans la mer, sans aile.

Le ciel en feu qui fait bouillir la terre ; alors la terre, là, elle est à l’état d’ébullition. Là, il y a des vapeurs qui montent. C’est l’Empyrée. L’Empyrée, tu sais ce que ça veut dire ? Ca veut dire « en feu » ; pyr en grec, veut dire « le feu ». L’Empyrée c’est ce que les Grecs appelaient cette lumière solaire aveuglante, terrifiante, chaude ; qui croyaient que le ciel ne pourrait jamais s’éteindre. C’est pour ça que dans la physique d’Héraclite, l’atmosphère se refaisait dans de grandes vasques qu’on appelait des auges, revenait et empêchait les rayons brûlants du soleil de brûler la terre.

– Vos tableaux représentent souvent ces grandes auges ?

Oui. Justement ces espèces de zones de catastrophe, qui se civilisent dans la cire, si on peut dire ; qui font de belles courbes, qui font des espèces de résurgences ou bien des calmes « albente coelo », une très belle expression latine : le déploiement de l’aube le matin, comme si les bandeaux de la nuit se dépliaient et devenaient blancs… comment ça s’appelle… ?

Ca, c’est le Bouquet… le Bouquet de ciel, le Bouquet de nuages. Ca m’a toujours inspiré. Du côté de Pâques, le ciel devient très beau à Marnay. Il devient comme un bouquet ; le bouquet s’étale… et puis il se change en personnages bienfaisants. Si on peut dire, toutes ces vapeurs-là se coagulent et reforment un personnage qui s’en va en chantant. C’est la nouvelle année, c’est Pâques, c’est la résurrection, c’est le redépart et l’arrivée de nouveau des joies, de tout un sentiment de nouveauté, peut-être de lyrisme aussi. En tous cas j’essaie de peindre lyriquement si possible. C’est un appel des profondeurs. Les gens croyent qu’à l’intérieur des choses, c’est inerte. Or moi je crois le contraire. Par exmple une conque – où on entend le bruit de la mer – c’est quand même révélateur des choses internes et des choses qui malgré tout conservent une espèce de vérité, jamais révélée, jamais connue. Eh bien pour moi, il y a des endroits, naturellement pas Marnay, où il y a d’une hauteur, une espèce de gouffre ou de trou, où des choses se sont passées et qui, pour une oreille attentive, pour un esprit imaginatif, se remettent en mouvement. C’est pour ça que cette espèce de légende… est-ce un mythe, une légende… c’est ce que tu voudras… Tu vois cette chose-là,… le Pentacle de BASKINE,… est aussi indicative. C’est le hasard des choses qui fait vibrer cette chose-là… et puis Dieu… le côté divin des choses et le côté hasardeux des choses. Comme si il y avait tout d’un coup une rencontre et une rencontre là… je la saisis justement où les mages… ce qu’on appelle les mages – remarque, la race en est complètement éteinte ; maintenant ce sont des mages de circonstance, qui sont là, qui disent : on va prophétiser… des types comme LANZA del VASTO. Ce sont des gens qui apportent une espèce de regain de ces choses-là – BASKINE était comme ça ?!…?! Evidemment c’est assez facile de dire, dans ce trou-là, il y a eu certainement quelque chose qui s’est passé, une âme ou un corps qui étend les bras vers nous ; est-ce qu’il faut le retirer du fin fond de l’oubli ?… c’est ça la résurrection des choses… c’est pour ça que je m’entends bien avec les gens… c’est pas des prédictions qu’ils font, ce sont des reprises de pouvoir sur une chose passée. On lui redonne une force ; peut-être ça ne vaut rien, mais on lui redonne ; on fait un essai quand même. Tu sais bien quand tu frottes avec une peau de chat quelque chose, tout à coup ça aimante… L’aimantation, le magnétisme, c’est tout de même quelque chose qui est obscur, qui est caché et si on ne l’avait pas redécouvert comme ça, eh bien il serait à l’état de chose inerte.

J’en reviens à ma cire. La cire peut faire ça avec une chose inerte, comme un morceau de bois que j’ai enduit de cire : tout à coup apparaissent des choses. Et tu sais, l’insecte qui produit la cire c’est comme si il était conscient d’avoir donné aux terriens cette espèce de pouvoir analytique ; car tu analyses ce qui va se produire quand tu vois par exemple de la peinture à la cire et tout d’un coup tu te redistingues sous une réalité confuse ; tout d’un coup, tu vois des choses presque nettes… C’est très important ; c’est même le but que tout artiste doit avoir, de prendre rien et de faire quelque chose avec.

– Le rien, c’est la cire ?

Le rien, c’est quand même une réalité et puis la cire fait le transfert. Mais toi tu as l’esprit assez inventif pour pouvoir établir un lien poétique avec ça, ou simplement un lien visuel d’agrément. Eh bien, c’est déjà quelque chose. Je ne pense pas que ma peinture soit antipathique. Car il y a de la peinture antipathique, de la peinture répulsive et qui est faite exprès pour emmerder les gens.

– Mais vous, ce n’est pas votre but ?

Je suis assez concerné maintenant dans la peinture pour pouvoir dire : mon agrément c’est aussi l’agrément des autres. C’est parce que j’ai dans mes couleurs claires une espèce de joie de vivre… que je peux peut-être la communiquer aux autres.

– Vous m’avez dit un jour que vous aviez des périodes de peintures claires et des périodes de peintures sombres. Ca correspond à quoi ?

Ca correspond à des recherches, réellement. Tu comprends, la peinture sombre… il faut bien la distinguer… il ne faut pas  que le sombre soit opaque. IL faut que le sombre arrive à des transparences… sombres mais transparences surtout. Et alors, on a besoin de faire des espèces de nouvelles adaptations. Notre caractère veut qu’en changeant d’époque, par exemple il y a la maturité, il y a la jeunesse, il y a l’âge tendre, il y a l’âge mûr, l’âge sénile aussi,…  il faut que tout ça ait un certain lien ; alors il faut quand même essayer de coordonner la peinture des premiers âges avec la peinture sénile. C’est ça la coordination des astres (ou des aètes ?!)… elle se fait… c’est pour ça qu’il y a la famille… c’est de se reconnaître… « Il pleut des vérités premières, ouvrons nos rouges parapluies ».

– Vous avez commencé par faire une esquisse ?

Un dessin et un calcul, en me référant à PLATON… au 63,5° de la coupe d’un triangle isocèle pour ce rapport de 20, d’icosaédrique.

– C’est très mathématique ?

Oui, mais une mathématique qui se veut pratique et symbolique et poétique : une mathématique poétique, ça peut exister aussi. La mathématique pratique, elle est quand même dans une numérologie ; tandis qu’elle n’est pas construite ; elle est toujours dans des comptes qui se veulent des résultats ; des résultats d’expérience qu’on a numérotés et qui reviennent dans l’existence de l’humanité toujours à peu près les mêmes. Tandis que la géométrie, elle, elle élève dans l’espace des idées. Et ça : l’idée qu’un solide – écoute…  que je ne dise pas trop de bêtises -… qu’un solide peut être analysé, presque dans une perfection, parce que l’icosaèdre – icosa, en grec ça veut dire 20 – a cette particularité de pouvoir se construire par des triangles isocèles et les triangles isocèles reviennent à cette coupe du triangle isocèle, à 63,5°.

– Et la signification de ce … ?

Eh bien, c’est l’eau. C’est le symbole de l’eau, l’icosaèdre. Et l’eau je pense que c’est la matière première de la terre.. Sans eau, je ne peux pas peindre à la cire. Alors pour moi, c’est mon flambeau. C’est finalement la seule chose qui me retienne à cette philosophie et science antiques. Car la science antique était une science. Elle n’a pas progressé parce qu’elle a été faite par des philosophes – « attention, ne débridons pas la science numérologique car la science numérologique, elle va dans une espèce de chose emphatique, de chose sans limite et puis alors, brise toute retenue, tout raisonnement un petit peu digne de l’homme, qui est justement une restreinte, une ascèse. Alors, il faut savoir se limiter, il faut savoir se restreindre. Et l’ascèse religieuse a été une suite de l’ascèse philosophique antique.

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C’est Youki FOUGITA. C’est la femme de FOUGITA, qui s’appelait Fusti. FOUGITA ne pouvait pas prononcer son nom et l’appelait Youki. Youki DESNOS après est devenue la grande dame du surréalisme. C’est-à-dire qu’elle recevait chez elle tout ce qu’il y avait de brillant… jusqu’à la guerre. Et là rue Mazarine, c’est là que j’ai travaillé un petit peu de mon état de charpentier, quand DESNOS est venu ; il était pauvre. IL était journaliste de la radio. Avec Paul DEHARME, il faisait des commentaires publicitaires. Alors c’était assez amusant, parce que c’était une chose complètement décousue et DESNOS arrangeait ça d’une façon poétique. Et ça a été tout de même autour de ce tableau-là que DERAIN, DOS PASSOS, HEMINGWAY sont venus et ont parlé. Pour eux, c’était le moment de la révolution en Espagne. Et alors, tous les grands intellectuels qui s’étaient mis dans la guerre d’Espagne, revenaient complètement brisés, complètement démoralisés, alors ils venaient chez DESNOS. Dans le courant de cette fièvre de la révolution en Espagne, on pensait qu’il allait y avoir un coup de jarnac terrible. C’est là où il y a en France ce qu’on appelle le Front Populaire.

– Vous étiez à Marnay à ce moment-là, ou vous étiez à Paris ?

J’étais à Marnay. Mais alors je connaissais DESNOS depuis très longtemps, depuis 1922 ; quand DESNOS m’appelait, je venais à Paris de temps en temps, je lui arrangeais sa maison. Il n’avait pas un sou ; il habitait une grande maison rue Mazarine ; il fallait la meubler. Alors je lui avais fait un cabinet particulier de poésie, où là j’avais fait un escalier ; j’avais fait une espèce de soupente et là il avait son petit coin à lui. Parce que Youki, c’était la dame qui buvait beaucoup ; je ne sais si elle prenait de la drogue (je ne l’ai jamais su ça). Mais en tous cas elle menait une vie joyeuse, avec ARAGON, avec BRETON, avec tous les surréalistes que DESNOS fréquentait alors.

– Vous avez fait partie du mouvement surréaliste à ce moment-là ?

Ah oui, j’ai fait partie du mouvement surréaliste à ce moment-là. Et ce qu’il y a de drôle, c’est que j’ai été mêlé à une espèce de révolte du surréalisme quand DESNOS et PREVERT et d’autres se sont révoltés contre BRETON. Alors il y a eu un pamphlet qui s’appelait « Un cadavre ». Alors on voyait BRETON qui avait fait ça contre Anatole FRANCE, de nouveau fustigé par ses propres amis. Naturellement il y eu exclusion totale du surréalisme. Tout le monde se disait : c’est moi qui suis le chef. Mais non, BRETON disait : c’est moi…

– BRETON était très tyrannique ?

Ah oui, tyrannisant en tous cas. Disant : « Eh bien, nous allons voter. Qu’est-ce que vous déclarez sur cet individu qui l’autre jour a manqué à mon rendez-vous ». « Ordure, exclu… » disait toute la bande de jeunes types heureux de se classer parmi le mouvement du surréalisme.

– BRETON n’aimait pas la musique ?

Non, il n’aimait pas la musique. Il détestait ça. Fatalement il a pris en grippe tout ce qui était la transcription d’une poétique musicaliste, si on peut dire. Et il a voulu absolument faire, non pas un mouvement philosophique, mais une didactique : on apprenait au groupe surréaliste à se maintenir philosophiquement dans une ligne de stérilité volontaire ; de ne pas avoir cette espèce d’emphase que toutes les poésies… Au contraire, on cultivait l’ascèse. C’était rien, en peu de mots.

– Comment est-ce que vous vous intégriez dans ce mouvement surréaliste ?

Je m’intégrais à cause de ça. Je n’avais aucune idée préconçue de l’artisterie. Je me disais : j’ai quand même une espèce de liberté en moi. Je ne vais pas aux expositions, je n’ai pas de marchand de tableaux. Je suis donc complètement libéré de cette espèce de convoitise de tous les peintres d’être les premiers. L’affaire PICASSO datait de ce temps-là. Tout à coup, les surréalistes ont dit : il n’y a qu’un peintre qui est bien, c’est PICASSO. Autour de PICASSO… on le fréquentait, c’était lui l’homme-orchestre et le héros de la peinture surréaliste, ça a été PICASSO. Vraiment. Max ERNST est venu longtemps après. DALI aussi. MASSON aussi. Ils ont été longtemps après que PICASSO ait été, guidé sur les idées de BRETON, un ardent prosélyte de ce mouvement surréaliste, qui ne représentait ni l’Académie, ni aucune école, ni rien du tout, mais qui était anarchisant et se voulant un peu destructeur des idées nouvelles, du cubisme ; ils ne voulaient pas en entendre parler. On revenait à une espèce de manièrisme caricatural et une totale indifférence pour les idées. Il y avait ce mot admirable : « le surréalisme prétend ne rien comprendre à quelque chose ».

– Et cette notion d’automatisme qu’on retrouve dans tous les textes surréalistes, comment est-ce que vous l’avez compris, et comment est-ce que vous l’avez exprimé dans votre peinture ?

Eh bien, dans ma peinture, elle s’exprimait par une négation de la forme à priori. Il fallait que de la tache de peinture surgissent des images dans une espèce de clair-obscur qu’un travail profond de la surface pouvait seul donner. La tache venait ensuite comme une espèce de repoussoir et tout à coup on voyait s’élaborer dans la tache, ou des monstres ou des termes réalistes de l’image ; par exemple des pans de murs. A un moment on faisait des pans de murs presqu’en ruines derrière lesquels se cachaient des êtres.

– Il y avait une sorte de romantisme dans tout ça ?

Oui, mais un romantisme qui était épuré ; il y avait plus de héros de ce romantisme-là. Alors que dans le romantisme, c’est le héros qui est la pierre de touche.

– C’étaient des sortes d’images sorties de l’inconscient – ou de la conscience ; incompréhensible – ?

Oui, mais qu’on pouvait réhabiliter par ce rappel des anciens peintres comme par exemple Jérôme BOSCH. Jérôme BOSCH revenait dans son esprit fantômatique refourbir, si on peut dire, le surréalisme, l’imagerie surréaliste. On faisait des « hybrides » (?!), hybrides qui ont fait la fortune de Max ERNST.

– Vos figures mythologiques participaient du même ensemble d’idées ? Y a-t-il une sorte de réminiscence d’une conscience collective à travers vos figures mythologiques ?

Non, parce que j’ai suivi le conseil de DESNOS. DESNOS m’a dit : « Si tu fais de la peinture surréaliste, tu es foutu. Tu t’acoquineras avec des marchands de tableaux qui te feront faire de la peinture de genre. Et comme je te connais, t’es un bon garçon, tu es assez faiblard, tu te laisseras pourrir comme ça. Il ne faut pas ; il faut que tu sois toi-même. Il faut que tu retournes à Marnay, que tu fasses ta charpente… ta maison… ta culture… n’importe quoi… des bateaux… mais ne deviens pas une espèce de type à la remorque des connards de Saint-Germain-des-Prés. Tu as un métier ; tu ne dépends pas d’eux. Et puis tu vis au crochet de tes parents, ce qui n’est pas mal. Alors que nous, on est tous des virés de la vie familiale. On a été foutu à la porte de chez nos parents. Mais toi, si tu peux conserver cette vie libre et confortable, fais-le ». Et je l’ai fait. Et je m’en suis bien trouvé parce que me voyant tranquille et pas agité, les gens ont eu beaucoup plus confiance en moi et c’est ainsi que des peintres américains ont dit :  » Claude est un type bien, on peut le faire venir en Amérique » ; Et c’est là que j’ai fait, non pas une « carrière américaine »,… mais par un hasard je suis parti juste en 1939 en Amérique et deux mois après la guerre éclatait.

– En 39 beaucoup de peintres surréalistes se trouvaient aussi en Amérique. C’est le cas de MASSON, de BRETON…

Non, en 41, il s’est sauvé ; il a été obligé de foutre le camp. Il était du côté de Grasse ou de Cavalaire. Il est resté là, planqué. Et puis quand on a commencé à faire des coupes profondes, alors il s’est sauvé. Max ERNST était parti aussi.

– On a dit que les surréalistes ne s’étaient pas trouvés concernés par la guerre. Et c’est la raison pour laquelle ils ont été aux Etats-Unis ; ils ont fui la guerre ; ils ont voulu l’ignorer… est-ce que vous avez fait partie…

Non, au contraire on était tout-à-fait embêté de cette chose-là. Et des types comme DESNOS, ARAGON, ont montré qu’ils étaient aussi des patriotes ardents. Pour eux, il fallait combattre l’hitlérisme à toute force et ne pas se laisser embobiner par ça. Ca les a concernés, quelques-uns. Mais dans le groupe surréaliste il y avait beaucoup de gens qui étaient cubains ou argentins. Ils étaient du no man’s land intellectuel. On n’avait pas de nationalité. Et tout d’un coup, quand la France a été défaite, c’est là qu’ils ont vu qu’il manquait quelque chose, que la patrie surréaliste, c’était bien Saint-Germain-des-Prés, et qu’il ne fallait pas la perdre. Alors tout le monde est devenu gaulliste ou comme ça. Même maintenant, un type comme DALI, qui était un thuriféraire (?!) de DESNOS, a dit : « La poésie française incarne DESNOS et je voudrais peindre comme il fait de la poésie ».

– Vous êtes arrivé en 1939 aux Etats-Unis. Vous êtes resté jusqu’à quelle époque ?

Jusqu’en 1947. Je suis revenu en France en 1946. J’ai fait une exposition, puis je suis retourné après.

– Il y avait à ce moment-là aux Etats-Unis tout un mouvement de peinture abstraite, qu’on a appelé la peinture gestuelle ; comment est-ce que vous avez accueilli cette peinture ? POLLOCK… ?

C’était une chose qui se prétendait indépendante du mouvement français et ça a été aussi, si on peut dire, un démembrement des idées surréalistes d’alors. On a voulu faire une peinture de gestes et accompagner ça de cris. Par exemple, le cri pictural, c’était pour eux une manière de montrer l’inanité de tout cet effort classique qu’on prétendait, à tort ou à raison, qu’il animait le mouvement surréaliste. On prétendait que ce retour vers un accord entre un classicisme vrai… des couleurs… une espèce de netteté dans le dessin, même une pauvreté voulue dans le dessin…  on prétendait que c’était la négation de la peinture actuelle. Et qu’il fallait refaire absolument une peinture anarchique désordonnée et crue, mais sans idée de la construction classique (de la renaissance) que les surréalistes recommençaient à adopter.

– Qu’est-ce que vous avez fait aux Etats-Unis pendant ces 8 ans ?

J’ai peint. J’ai travaillé au Metropolitan Museum pendant 5 ans à la restauration des oeuvres d’art. Et là, j’ai évidemment mis au point la peinture à la cire. Il y avait un très bon laboratoire. Il y avait tous les matériaux qu’on pouvait avoir, qui ont servi à toutes les peintures anciennes et modernes. Il y avait les cires, les huiles, les pigments, les matières colorantes, une bibliothèque admirablement au point pour toutes ces recherches-là.

– C’est de cette époque que datent vos premières peintures à la cire ?

Non, je les avais faites avant mais d’une façon assez confuse. C’est-à-dire que je pensais que le papier et la cire pouvaient faire bon voisinage. Mais il fallait prendre un certain papier, le papier Japon impérial qui est très solide, qui fait que la matière de la cire reste sur le papier. Le papier boit une partie de la couleur, surtout si c’est une matière colorante, car maintenant on ne fait des peintures à l’eau qu’avec des matières colorantes, on n’en fait plus avec des pigments – la différence : il y en a un qui est minéral ou végétal, qui est une espèce d’épuration en poudre d’un métal ou d’un oxyde métallique ; la matière colorante est une chose qui dérive de l’azote c’est-à-dire de l’acide azotique sur n’importe quoi, sur une matière albuminoïde et qui fait les couleurs du prisme. On recueille ces couleurs : le bleu  de prusse, le rouge de méthylène, tous les violets qui sont tellement brillants, qui éclatent et qui tout à coup tournent en goudron ou en poussière au bout de très peu de temps.

Le Metropolitan Museum a mis à ma disposition un laboratoire où je pouvais oeuvrer, faire toutes les expériences que je voulais. Et, en même temps, je réparais les vases grecs, les sculptures grecques, les marbres grecs. Je faisais en somme du faux.

– Vous aviez l’habitude de faire de la restauration ?

Oui, j’ai fait de la restauration. J’avais une formation de technicien. Je pouvais réparer les choses en bois, refaire des vieux vernis, refaire des cires et des colorations de bois et ça, c’est très important quand on fait n’importe quelle restauration. Parce que la pierre, c’est comme le bois, comme la poterie aussi, c’est une matière poreuse mais dont on peut atténuer la porosité par des couches de colle, par des encollages ou des trucs comme ça. Et alors, une fois qu’on connait le truc, de pouvoir réparer, de pouvoir faire du faux bois, par exemple une fente dans un tableau pour pouvoir le remettre en place et faire la retouche…

A ce moment, il n’y avait pas du tout d’école comme ça. J’ai fait un apprentissage très sérieux de réparation de meubles anciens, de fabrication de meubles anciens, de charpente, et les vieux menuisiers d’alors connaissaient des tas de trucs ; des amalgames de couleurs, comment on peut superposer des couleurs les unes sur les autres pour faire un beau noir ; tout ça, c’était un métier technique que j’avais appris et dont je pouvais me servir assez bien pour n’importe quelle réparation – sauf pour la faïence – mais pour les terres, pour le bois, le fer, le bronze, j’étais …

– C’est à partir de ce moment que vous avez commencé à faire des cadres ?

Non, je faisais avant mes cadres.

– Vous avez toujours fait vos cadres vous-même ?

Oui, à partir de 22 ans, j’ai travaillé mes cadres, j’ai fait mes châssis. J’ai été véritablement un artisan, avec une espèce de liberté ; par exemple, je pouvais faire des meubles – ce fauteuil de ma mère – tout ça me plaisait. Em même temps, je travaillais à la main, je n’avais pas besoin de machine ; j’avais un outillage très au point. Et j’avais Marnay : j’avais mes autres outils et commencé à faire des réparations de vieux meubles. Sur ma réputation, on m’a pris tout de suite au Metropolitan Museum. J’étais venu là par mon beau-frère qui était un ami du directeur, mon beau-frère avec qui j’ai fait cette grande fresque de Worcester dans le Massachusetts dans un auditorium où on faisait des  grandes réunions musicales. On avait décoré la salle des pas perdus de l’auditorium. Comme c’était les anciens combattants américains, la légion américaine, qui étaient propriétaires de cet auditorium, ils avaient voulu un scénario de guerre et en même temps une mise en image des principaux donateurs de cette chose-là, alors, derrière un paysage de Worcester, on avait fait tous les gens qui avaient participé : des dames, des demoiselles, des orphéons… c’était une chose qui avait 15 mètres de long sur 8 mètres de haut.

– C’était un travail collectif ?

Non, c’était un travail de mon beau-frère. On avait les dessins. J’avais fait du carton de tapisserie. Alors ça allait très bien. (s.e. pour ce genre de travail). On a recalqué sur un dessin. On avait fait faire en Angleterre une grande toile de cette chose-là, 15 mètres de long, dites donc, une toile d’un seul morceau. Dans ma vie c’est ça qu’il y a d’intéressant : je peux faire des grands travaux. Après, j’ai fait un mural de mosaïque. Il a fallu faire un carton de mosaïque ; puis couper le carrelage (?!) de mosaïque ; faire un travail de céramiste.

– Vous connaissez énormément de techniques. Vous faites vos cadres, vous faites vos couleurs vous-même ; vous faites tout du début jusqu’à la fin.

Et maintenant, je n’ai véritablement aucun moyen qui soit moderne. Je fais tout à la façon des hommes des cavernes, car pour moi, la cire est le médium de l’homme des cavernes et je tâche de retrouver son esprit ; son esprit de frottis ; son esprit de clarté et de symbole. Vous comprenez, l’homme des cavernes faisait ses fresques pour retrouver un esprit animal, on ne sait pas quoi ; il faisait des bêtes admirables ; il pensait que mieux il le faisait, plus l’animal allait être captif, ou allait être sacrifié ; et c’est ça que les archéologues omettent dans leurs divagations. Par exemple, les Grottes de Lascaux. Ils n’ont pas vu que cette chose-là, c’était la perfection de l’ouvrier des cavernes, qui exigeait de lui cette précision, cette minutie et cette indestructibilité de la matière ; car la matière de la cire est indestructible.

– Comment est-ce que vous travaillez votre cire ?

Ah, ah. Vous voulez mes secrets, chère amie ! Vous allez me sortir les vers du nez. Vous allez me faire mettre à table, et engager justement ce que je considère de plus précieux dans ma vie ; c’est de m’être toujours tenu à l’écart grâce à ça de toutes les écoles, de tous les gens, tous les partis. Je n’ai jamais fait de conférence. Jamais, au grand jamais. Un jour, Christian DANINOS est venu et m’a dit : « Claude, je t’en prie, dis-moi comment tu fais la peinture à la cire ». Alors je lui dis : « Bien voilà. Tu vas vers une ruche ; et puis tu t’assieds près de la ruche. Tu vois : les abeilles entrent dans la ruche ». Il dit : « Mais après ? ». Alors je lui dit : « Après, tu attends un mois, deux mois, et à la récolte du miel, tu te précipites chez l’apiculteur, et tu lui dis : Monsieur, est-ce que je pourrais avoir votre miel avec des rayons. Alors, tu prends un bout de rayon rempli de miel, tu le mets dans ta bouche, ça sort de partout, et alors tu assimiles très vite le mélange sucré mais la cire te reste entre les dents. Alors tu la mâches… tu mâches et tu t’aperçois qu’elle est presque blanche. Ta salive a fait une espèce de médium avec la cire, sans le miel, et ça, tu le mélanges avec de l’eau et ça fait une chose magique. C’est comme ça que la peinture à la cire est née. Et naturellement, moi, je ne peux pas aller chez l’apiculteur. J’achète ma cire chez le marchand, mais je l’achète en très petite quantité, et avec de l’eau du robinet, je l’augmente… j’augmente sa capacité, et son nombre, et son volume, et je peins comme ça, et cette matière, le peu de cire qu’on met avec de l’eau, mais bien appliquée, elle est indestructible.

– Et vous mélangez la cire avec des pigments ?

Oui, avec des pigments. Des pigments qui sont les plus naturels, qui sont l’ocre rouge, qui sont la terre de Marnay, l’argile, le charbon, le charbon de bois ; les choses qui sont les plus à la portée, je ne veux pas dire les plus banales… mais les choses que quelqu’un d’averti trouve dans une falaise… les falaises des rives de la Seine et des rives des fleuves ; il y a une terre d’alluvions dans laquelle le lit du fleuve se recreuse, et c’est ces dépôts alluviels qui recèlent tout ce que le peintre peut désirer ; naturellement c’est à l’état brut ; il faut les épurer, il faut les trier, il faut les moudre, il faut leur redonner leur formule primitive, c’est-à-dire les apurer.

Et pour moi, Marnay est une source épatante de matière première. Par exemple, j’ai mes verts, mes gris, mes rouges, mes bruns ; et ça suffit.

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Quand je l’ai apporté chez DESNOS, il y avait là le peintre André DERAIN. Alors, Youki, toute glorieuse, dit : « Tu vois, on a fait mon portrait. Regarde voir. C’est un jeune peintre. C’est un primitif ». J’étais là, à côté et… Elle dit : « Qu’est-ce que tu en penses ? ». Il dit : « Le tableau ne te ressemble pas, c’est pas ta figure… Mais ce que je peux dire, c’est que c’est un peintre ». Alors, elle me dit : « Claude, tu as entendu ce que DERAIN, le grand André DERAIN, a dit de toi ? »… C’est bien cette peinture…  Qu’est-ce que tu fais donc ? Alors je lui dit : « Je suis paysan ». Alors il dit : « C’est bien, continue, viens me voir si tu en as besoin ». Alors, naturellement, je n’ai jamais été le voir.

– Vous l’avez peint à Marnay, ce tableau ?

Oui.

– C’est un de vos premiers tableaux ?

Oui.

– Vous aviez quel âge ?

C’est de l’époque des Deux Chiens. C’est une peinture à l’huile.

– Donc, vous avez commencé à peindre à l’huile ?

Oui, j’ai commencé à peindre à l’huile. Et c’est quand j’ai eu cette interprétation des surréalistes qui voulaient peindre avec n’importe quoi… tout ce qui est n’importe quoi est une bonne peinture, mais tout ce qui est réfléchi par l’Académie, par l’école, par les métiers,… ça ne vaut rien du tout.

– Vous avez peint avec d’autres matériaux, je veux dire, est-ce que vous avez intégré du sable… du bois, dans vos tableaux ?

Oui, dans celui-là (?!) il y a de la sciure.

– Vous avez abandonné le procédé par la suite ?

Oui, parce que justement la sciure donnait peut-être une rigidité à la toile mais créait des embus et les embus sont très difficiles à enlever de la peinture pour un effet, pour les grandes peintures. Il y a des taches d’embus qui gâtent la peinture. Alors, j’ai complètement abandonné, et je me suis mis à peindre sur panneaux de bois, préparés par moi, encollés par moi, rabotés par moi, qui me donnaient toute satisfaction et qui n’ont pas cassé.

– Ce tableau est de vous ?

Non, c’est de BASKINE. C’est une machine ésotérique. C’est le pentacle, une espèce de pendule qui peut se déplacer au cours des siècles d’une façon presqu’insensible mais si on l’analysait, il donnerait une chose vers cette espèce de cadran… et un homme versé dans l’ésotérisme pourrait dire ce à quoi cette partie de la terre va…

– Vous êtes versé vous-même dans l’ésotérisme ?

Oui, j’ai lu des bouquins ésotériques, mais je ne peux pas penser qu’on puisse asseoir une science simplement sur une représentation graphique, si elle n’est pas profondément ressentie. Et généralement, ceux qui font cette espèce de… – à part BASKINE qui a interprêté les cinq sens et le pentacle… font des choses qui vont plus loin que la peinture parce que c’est en même temps un symbole, c’est en même temps une oeuvre plastique et le secret, comme ésotérique ça veut dire qu’il y a un secret, pas décelable pour tout le monde.

– Il y a une initiation.

Oui, il faut qu’il y ait une initiation et évidemment BASKINE est mort il y a cinq ans. On peut dire qu’il avait un langage assez clair et auquel on ne comprenait rien, car il bafouillait beaucoup. Il avait des phrases toutes faites qui ne correspondaient pas à sa pensée… C’est drôle… Dans ses numérologies, par exemple, il disait : « Moi, je peux prédire l’avenir à coup sûr ». Alors il prédisait l’avenir… des choses souvent assez troublantes et souvent assez bornées…  Il disait : « Il faut que tu fasses un petit effort pour m’éclairer davantage ». Et cet effort ne venait jamais de nous. On ne peut pas se forcer à aller à travers… Les cinq sens, par exemple : on ne peut pas savoir où est la vue, où est l’ouïe, où est le toucher… Il disait : « Il faudrait que tu ailles, le jour où tu n’es pas bien, les yeux fermés, et avec tes mains que tu sentes tout d’un coup une espèce de ligne de force… ». Enfin, c’était à la fois magie, magnétisme et, comme toutes les choses comme ça, une numérologie, parce que c’était sur des accidents comme ça, numérotés, qu’il faisait lui ses prédictions. Il faisait des prédictions à partir de ses images. Il était dans une phase créatrice… et alors immédiatement, il déterminait que si ça avait été créé, c’était dans un but obscur qu’il allait élucider. Et c’était très bien ça comme départ pour n’importe quelle oeuvre. Souvent, elles étaient ratées, ses oeuvres, très souvent. Mais il arrivait à les déterminer assez bien et quand on voyait ses oeuvres, on se disait : « Mince, qu’est-ce qui l’a poussé à faire ça ! ». Et il disait : « C’est le moment, c’est dans l’instant… je fais ça… je n’ai pas de guide, je n’ai rien, je n’ai pas une politique, je n’ai même pas un programme ». Alors là, il avait son petit chapitre anti-surréaliste… C’est pas comme les surréalistes, qui sont motivés par M. BRETON qui vient les engueuler, alors ils sont obligés de faire ou du contre-espionnage ou de l’emphase sur ce qu’a dit M. BRETON. Alors, naturellement, ce n’était ni des artistes, ni des philosophes et surtout pas des mages.

– Vous étiez d’accord avec ce qu’il disait ?

Oui. le départ de ses peintures et de ses idées allait dans mon sens. Il disait : « Je fais rien avec quelque chose » et c’était bien, c’était dans cette réflexion-là qu’on avait une union fraternelle. On disait : « On va réfléchir, on n’a pas besoin de guide… Tiens, là, il y a un noir, qu’est-ce que ça va devenir, ce noir ? » Et puis tout d’un coup je voyais apparaître sur mon panneau des formes… puis voilà, ça y est. Lui, n’avait pas cette chose-là. Lui construisait, c’est un constructeur de caché, de ligne de force… le crible des sens, ce qui vient dans les sens… de l’amorphe de l’univers ça passe dans ces espèces de petits rayonnages et ça se déverse dans un appareil qui s’appelle un sens et voilà. Le sens recrée des images après parce qu’il est passé dans cet aide, cette espèce de tête hirsute,… qui vont les refaire à la mesure de votre volonté, de votre intelligence, de vos désirs, de votre amour ; et c’était par là qu’il pouvait… il avait cet effet sur les êtres aussi. On le regardait vraiment comme un type fabuleux. Et puis il ne démordait pas de son idée, c’est ça qui était bien. Il ne persuadait personne mais lui continuait toujours. C’était comme… vous savez bien dans l’Antiquité, il y avait des types comme TIRESIAS qui n’étaient ni des dieux ni des devins mais qui emportaient la conviction d’HOMERE par exemple. TIRESIAS était certainement un contemporain d’HOMERE, ce devait être une espèce de sorcier et qui, soi-disant, était relié avec l’infernalité, qui pouvait refaire apparaître des phantasmes, ou simplement évoquer l’âme des morts.

– Vous lisez le grec et le latin couramment ?

Oui, depuis longtemps.

– Est-ce que vous considérez ça comme une initiation à quelque chose ?

Oui, parce que ça, c’est une espèce de défense, de fortification qui ne vous quitte pas. Et ça c’est bien. Si vous n’avez pas l’esprit critique, ça peut vous en servir à la rigueur, parce que le mode d’expression d’un HOMERE, d’un HERACLITE est quelque chose de terriblement profond et efficace.

– Vous considérez que vous faites une peinture mythologique, dans cet esprit d’HOMERE et d’HERACLITE ?

A la fois mythologico-philosophique, qui est satisfaisante, qui peut-être n’a pas une grande audience, mais qui est satisfaisante.

Si vous regardez bien mes tableaux et que vous en scrutiez certains détails, vous allez voir qu’il y a tout de même des choses qui apparaissent dans le lointain, dans la profondeur, qui sont assez valables. Plus ça ira… je ne veux pas dire plus vous serez une bonne ménagère de ces tableaux, plus vous les frotterez… plus les choses apparaîtront. Parce qu’il y a énormément de choses. J’ai fait des tableaux pendant un an ; à accumuler dessus des espèces de résines (ou de résilles) qui à la fois sont invisibles mais qui, si elles se découvrent, sont satisfaisantes. Si elles se redécouvrent.

– Et elles se découvrent à travers les multiples couches de cire ?

Oui, car aucune ne s’oblitère ; elles sont toutes vivantes, réelles, présentes et avec une contenance de quelque chose. (… ne mettez pas ça dans votre discours car on dira : « Tiens, elle est possédée maintenant… encore une folle… on va la conduire au cabanon).

– Est-ce qu’il y a des thèmes que vous avez suivis longtemps, qui à diverses périodes de votre vie, ont ressurgi ?

Oui, par exemple, le fleuve. Pour moi, le fleuve est un espace clos, mouvant, de ma vie, qui est à la fois aussi une crainte. Le fleuve, c’est aussi le cataclysme, l’accident, l’empêchement. L’inondation est une chose qui vous stagne sur une espèce d’îlot et vous êtes là, contemplant cette espèce de force extraordinaire qu’est un fleuve dans le débordement, et la chose mérite d’être révélée aux hommes qui ne la connaissent plus. Plus personne ne connaît les inondations, tandis qu’à Marnay, tous les ans, la Seine revient. Elle est à la fois grandiose, magnifique, mystérieuse. On vient dessus. Elle vous offre le désir de vous en aller loin, à peu de frais, dans un voyage que vous faites à la main. Alors qu’autrement, il faut que vous preniez un ticket de métro… pour aller loin… Là, le fleuve t’attire, te prend, te dit : « Monte dans ton radeau et viens avec moi, je vais te montrer des trucs épatants ». Et évidemment, il vous montre des trucs épatants. La nuit, c’est encore plus merveilleux.

– Vous vous promenez la nuit, au moment des inondations. Qu’est-ce que vous pensez découvrir ?

Je ne sais pas. des paysages hantés (épouvantés ?). Vous arrivez dans le bois, ces énormes arbres qui sont autour de vous , qui vous serrent. Vous sentez la présence de la nature, dans une nuit de cataclysmes. Le bruissement de l’eau contre un tronc, c’est quelque chose d’étonnant. Enfin, j’ai eu la chance de découvrir ça, à cause de mon isolement d’enfant, quand j’étais là, que je pouvais manoeuvrer le bateau, et je m’en allais. Et à mon âge mûr, ça a le même faste, grandeur, admirabilité, si on peut dire.

– Et vous jouiez avec des cerfs-volants ?

Oui, on jouait avec des cerfs-volants.

– Vous avez repris ce thème du cerf-volant, ou de la chute de l’ange, ou de la chute du cerf-volant, d’une façon assez continue. Dans plusieurs toiles, on le retrouve.

Oui, parce que je pense que le flottement d’un objet dans le ciel, d’une chose qui ne soit pas motorisée,… le cerf-volant, c’est malgré tout, tâter la résistance de l’air avec une ficelle, et j’admire un type comme FRANKLIN, qui défiait l’orage avec des cerfs-volants. Comment ne s’est-il pas fait électrocuter, ça m’étonne toujours. Il lâchait au milieu de l’orage des cerfs-volants. Il y avait des décharges électriques terribles, mais jamais il n’a été foudroyé. Ca m’étonne beaucoup. Je n’ai jamais osé faire ça, mais dans le vent du mois de Septembre, Octobre, le cerf-volant, c’était pour nous sentir cette espèce… on arrive à avoir comme l’oiseau… l’oiseau, je pense qu’il y a aussi dans ses plumes une espèce de modulation… comme quand tu joues du piano, faire des forte, des piano, des descentes, des crescendo.

– Vous faites beaucoup de musique ?

Oui, mal comme toujours.

– Ca dépend des pianos ; vous en avez toujours fait ?

Oui, toujours ; je n’ai jamais abandonné le piano. Parce qu’il me semble que je me retrouve.

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Un seul, una, et keiras, ça veut dire corne. Et c’est le symbole de la pureté, de l’amour et du désintéressement, je crois.

– Et pourquoi est-ce qu’elle est tombée ?

Tu ne vois pas qu’il y a des fils à la vierge qui l’entourent ? Alors c’est ça ; il y a une espèce de calembour – du reste, toute la vie n’est faite que de calembours, et de faux sens, et de contresens – Alors il faut aussi ne pas laisser tomber ces choses-là ; il faut les redresser, chacun à sa manière. Moi, je les redresse par la peinture. toutes les idées qui ont été mal formées, et qui ont été quand même pensées avec les mêmes critères que les bonnes pen,sées, qu’en faire ? Elles existent toujours. Tu as beau les chasser de ton esprit, elles existent, elles reviennent.

– Quand tu décides de faire un tableau, puisque tu peins sur bois, tu prends n’importe quel morceau de bois ? Est-ce que c’est la forme du morceau de bois qui te tombe sous la main, qui te donne l’idée pour faire quelque chose, ou tu as déjà une idée, et c’est la concordance entre l’idée et le morceau de bois ?

Oui, c’est exactement ça. C’est qu’une fois qu’une idée-forme a pris place dans mon cerveau, je me dis : « Comment je vais pouvoir le faire, comment je vais pouvoir arriver à dompter cette idée, à la faire mienne ?

Il faut que tu l’aménages, que tu la mettes dans un certain ordre d’idées qui sont les idées peintes. Idée, c’est ça : ça veut dire représentation visuelle que tu mets soit en verbe, soit en image ; ou alors tu peux les laisser courir dans ton cerveau sous forme d’idées qui reviennent, mais qui forment généralement une image, si tu réfléchis bien. Une idée, même si tu l’habilles avec des mots, elle est image, et tu en reviens toujours à dire : « Mais cette idée-là, avant que je l’abandonne pour toujours, faut peut-être que je la réalise ».

Alors tu voyages, alors tu vas trouver ton voisin, ta voisine,… n’importe quoi,… et alors ces idées-là se calment, diminuent d’intensité, et deviennent le néant de ta vie.

– Au début, avant que tu peignes sur bois, tu peignais sur toile ? Tu faisais des toiles ? Tu faisais tout toi-même ?

Bien, c’est-à-dire, qu’à droite et à gauche, j’achetais de la toile, je les imprégnais avec une matière, la caséine, et puis je la tendais après. C’était généralement assez convenable comme truc. Je n’ai pas eu trop de déboires avec ça.

– Mais ça t’apparaît plus satisfaisant pour toi de faire un tableau en partant d’un morceau de bois qui te convient, de le façonner, de faire le cadre, de faire la peinture, de tout faire ?

Parce que j’ai été quand même dressé à une discipline menuisière. La menuiserie, tu sais, c’est quand même une petite architecture. Et cette petite architecture, elle prend une forme beaucoup plus accentuée que la vraie architecture sur papier. La vraie architecture sur papier, si tu ne la fais pas, elle est un bout de papier colorié avec des traits, des choses d’équerre… Tandis que quand tu l’as entrepris menuisièrement, tu as commencé à faire une chose en espace, en volume, en poids, en forme. Et tout ça fixe ton idée, d’autant plus que c’est un achèvement qui doit s’achever avec une idée esthétique beaucoup plus pure que l’idée de masse et de forme.

– Est-ce que justement ces phénomènes (?!) de menuiserie, ça t’a aidé dans ta peinture ?

Énormément. Parce que ça m’a fait construire ma peinture. Ma peinture, elle est construite d’après des formes et des formes géométriques d’abord.

– D’après tes formats alors ?

Peut-être pas d’après les formats, parce que dans format carré, tu peux faire un rond ; mais elle m’a délimité un espace, et dans cet espace que je sais solide, je peux faire concourir des idées, qui jusqu’à présent étaient assez disparates, en ce que j’appelle un sujet, et ce sujet-là il se construit.

Alors, d’abord, j’entreprends l’espace que ça va couvrir ; ensuite j’entreprends son poids ; ensuite j’entreprends son volume. Parce que poids, volume et surface, c’est tout à fait autre chose. Et quand tu as fait de la menuiserie, c’est des choses qui ne s’oublient pas. Car si je fais un tableau, je pense au rebord qui sera caché avec la feuillure du cadre ; car je fais un châssis, je fais une emboisement ou un entoilement ; après je le peins, et une fois que c’est peint, je fais le cadre…  tu comprends, pour moi, c’est ça le processus de la peinture. C’est de faire un tableau ; un tableau, ça veut dire une petite table ; eh bien, la petite table… la surface plane est colorée ; elle recèle ou elle reflète une espèce d’image que j’ai imaginée depuis toujours, qui tapisse le fond de mon esprit, et je la mets comme un photographe met une photographie sur une plaque sensible. Au lieu que ça soit au moyen d’un déclic comme ça, et bien, c’est au moyen de ce déclic-là, un déclic à long feu qui se fait ou petit ou très grand.

Par exemple, ce tableau, c’est un tableau très petit. Il est très petit parce que le sujet est très petit : c’est une espèce de catastrophe terrestre, à la taille de la fourmi. Tu vois, c’est une fourmilière dans laquelle on a mis le pied. Tu vois tous ces petits trous, toutes ces petites matières qui pendent, qui sont suspendues dans l’air ; ces choses qui se décrochent, qui vont en s’accentuant et vont en diminuant, et qui ne vont plus jamais être ensemble. L’infiniment petit, il a ça d’épatant, c’est qu’il est brisé pour toujours.

– Ta peinture a quand même des couleurs, des tons ; il y a quand même des choses très particulières qu’on retrouve pratiquement dans tout : les bleus, les verts…

Alors voilà la première esquisse qui m’est sortie de la tête…

– Esquisse pour quel tableau ?

Voilà l’esquisse. Voilà le dessin. L’esquisse est grande comme ça. Le dessin il est grand comme… et le tableau, il a près de 2 mètres. Voilà le tableau fini ; voilà le tableau dessiné ; et voilà le tableau ébauché. Et tu vois, celui-là est beaucoup plus complexe que celui-là, et que celui-là.

Tu sais comme ça s’appelle ? Saturne. Celui qui tuait ses enfants et qui les dévorait. Tu vois cette trituration, cette espèce de roue qui les broye, qui les mange. Etc… etc…

Tu vois que pour moi, la peinture n’est pas si simple, mais elle m’est donnée assez facilement, et je m’en sors parce que j’ai l’étayage d’un métier de menuisier : je sais couper le bois, je sais couper la pierre aussi… Evidemment, souvent la matière me manque, parce que j’ai une espèce de paresse à m’approvisionner : du bois, du contreplaqué, même des panneaux de bois, je me dis, j’en trouverai toujours. C’est peut-être une erreur parce que si tu as ces trucs-là, tu commences à travailler d’arrache-pied… et c’est très mauvais. Il faut travailler lentement et ne pas être pressé par la matière. Par exemple, si j’avais plein de bois, de contreplaqué, je me mettrais à faire des tableaux comme un dingue, ce qui n’est pas bon du tout. Il faut le temps de la réflexion, le temps d’administrer les mesures de ton tableau avec économie. L’artisterie, c’est la défense de la dépense.

– A chaque étape, vous commencez à faire un dessin ou une esquisse, ensuite vous faites un petit tableau, ensuite vous faites dans un autre format. Vous procédez toujours de cette façon-là ? Qu’est-ce que ça vous rapporte à chaque étape ?

A chaque étape, ça m’apporte d’abord une complétude au point de vue de mes pensées. J’ai tout de même réalisé quelque chose qui va durer assez longtemps, étant donné que j’ai fait ça dans une matière durable, qui est le bois et qui est la cire. Alors, ça me contente déjà sur un point. Deuxièmement, ça exprime un moment de ma vie, qui a été précieux tant que j’ai eu la main à l’outil, tant que j’ai peint : il a fallu que j’aie de bons yeux, il a fallu que j’aie une bonne santé, il a fallu que je sois bien nourri, bien fait mes besoins, pour pouvoir faire ça. C’est pour ça que dans la vie d’un peintre, le silence et la paix sont nécessaires parce que c’est très difficile de fixer son esprit. Tu peux le fixer quand tu es très jeune, avoir des boucans… mais ça ne dure pas longtemps. Cette espèce de morcellement de ta pensée par le bruit extérieur, c’est un ennemi terrible.

– Donc cette esquisse vous aide à vous concentrer sur votre sujet ?

Non, elle est le sujet ; et je peux m’accrocher à lui en dépit des oublis… il y a quelque chose des manques… « Qu’est-ce donc que j’ai rêvé un jour »… si je ne l’ai pas marqué, c’est foutu pour toujours. Tandis que si je l’ai marqué, le petit dessin fait au bon moment de mon réveil, et que j’ai marqué – je te dis  » pour un rêve » mais ça peut s’appliquer pour toutes sortes de phénomènes psychologiques…

– Ce qui est important pour toi, dans la cire, donc, c’est surtout son côté intemporel,… au niveau de la sensation… le côté noble de la cire… et son côté intemporel. C’est une chose sur laquelle le temps n’a pas tellement de prise… c’est ça qui t’accroche… ou bien c’est vraiment la couleur, le rendu de la cire qui est particulier ?

Eh bien, c’est aussi un grand plaisir de pouvoir ravoir tous ces reflets de la cire, toute cette chaleur, qui se découvre dans le fini du travail, par exemple. Alors, c’est pour ça que tu peux accumuler des différentes couleurs sur la même cire en pensant que tu pourras les supprimer à ta volonté, ce que tu ne peux pas faire avec les autres matières-couleurs.

– En fin de compte, un tableau à la cire n’est jamais fini.

Il n’est jamais fini, tu peux toujours ajouter dessus.

– Ca, c’est une caractéristique qui est propre à tous les tableaux.

Ah ! Pas à la peinture à l’huile, parce que dans la peinture à l’huile, tu bouches ton début. Tu comprends, la peinture à l’huile est opaque. Et alors, quand tu vas plus loin que ce qui doit être définitif du premier coup, tu bouches tout. Alors tu as ce qu’on appelle « l’empasto » à l’huile, qui est pire que le ripolin. Tu sais bien que sur du ripolin, on ne peut peindre que du ripolin… Ca te débouche (?!) tout désir d’avoir autre chose qu’une peinture brillante, solide et puis quoi… tu as une tache de peinture brillante et solide et puis quoi…

Tandis que dans la cire, tu as une transparence qui va à ta première inspiration, à ton premier trait, à travers les machines, parce que c’est transparent. La couleur, par suite de la gravité – tu sais ce que la gravité : c’est le poids de chaque chose mu par l’attraction universelle vers le centre de la terre. Toutes les choses ont ça – eh bien la cire a cette admirable propriété de pouvoir tamiser certaines couleurs en elle dans l’atome de cire et de laisser en suspens les autres, et ça sèche. Alors tu as une couleur superficielle claire et transparente, et puis tu as le fond sombre. C’est pour ça que tu as cette espèce de miroitement chaleureux dans la cire ; un miroitement qui n’est pas brillant ; c’est ciré.

– Quelle est la différence avec le glacis ?

Le glacis c’est brillant ; c’est transparent, si tu veux ; mais il n’y a pas de matière ; tu laisses voir, par une espèce de loupe pelliculaire que tu mets, le fond.

Or la cire, elle n’est pas ça. Elle est une brillance, mettons nacrée, à travers ta peinture.

– Au niveau de la couleur, quand tu prépares tes couleurs, ça fait maintenant longtemps que tu manipules la cire, est-ce que tu sais à peu près exactement, au moment où tu prépares ta peinture, quel ton, ce que ça va te donner au moment où tu la poses ?

Non, je fais grosso modo, une espèce de mélange vaguement couleur verte, vaguement couleur bleue, je n’analyse pas…

– Tout se fait au moment où tu l’appliques ?

Oui, tout se fait au moment où j’applique et où, avec le pinceau, je peux avoir une espèce de raclure… et amonceler la matière colorante du côté où je veux que ça soit foncé et que je laisse l’autre de façon que ma tache colorée, elle est déjà fondue en la peignant. Par suite de cette espèce de mécanique de la pesanteur. La pesanteur, c’est une mécanique : quand un objet tombe par terre, il y a des forces d’attraction, il y a des forces de dispersion, il y a des points d’impact. Eh bien, c’est la même chose avec la machine (la cire ?!). Et ça, mon vieux, c’est parce ce que j’ai un métier que je vois ça, que je suis sensible à ça.

Quand tu fous un coup de ciseau à un morceau de bois, tu sais dans quelle direction il faut que tu enlèves ton copeau pour que ton bois ne soit pas hâché, que ton bois soit encore utilisable. Alors c’est une utilisation constante de la première trace que j’ai mise sur mon machin. Alors c’est une suite, c’est comme si c’était une gamme de piano, que tu mettes les notes les unes après les autres. Tu montes, tu montes, tu montes, tu fais des accords… C’est très épatant, c’est peut-être même une source de folie. Parce que le coup d’agréger des idées, la peinture, la menuiserie, ça donne une espèce de tohu-bohu à ta pauvre tête,… finalement tu te dis : « Qu’est-ce que tu es ? T’es un peintre ou t’es un menuisier ? T’es un décorateur ou t’es un faiseur de meubles ? » Ca te fait voyager à travers tous ces trucs-là qui sont… si tu les faisais faire, ils te combleraient peut-être d’admiration… mais toi, comme tu les fais, tu te dis : « C’est un travail de géant que j’ai entrepris… » Alors, le découragement peut te prendre… mais le vrai artiste, il ne se décourage pas, il continue jusqu’à la gauche.

– Parce que vous faites autre chose que des cadres ?

Bien oui… j’arrête pas de faire autre chose ; je fais la soupe, je fais la cuisine, je fais le ménage…

– Je veux dire en menuiserie ?

Oui, t’as pas vu les … ?

Tu vois, elles ont un air de parenté toutes ces machines-là. Regarde-les voir. Les reconnais-tu sur            ou de la même période.

– Non, je ne les situe pas à la même période.

Bon, eh bien fais voir ta situation.

– Les plus récentes par rapport aux plus anciennes ? D’après moi ?

Oui.

– Tu avais quand même des couleurs favorites… favorites n’est pas le mot… mais tu avais des dominantes bleues, vertes… tu joues beaucoup sur les bleus et les verts. Est-ce que c’est une influence marnoise ? Quelle est la part du paysage dans lequel tu vis, de la Seine, de l’eau, des inondations ?

L’eau… oui… fatalement. Moi, je suis plutôt un peintre éclairé qu’un peintre plaqué. Il y a des peintres qui plaquent… par exemple des gens comme Sonia DELAUNAY… qui font miroiter les choses par juxtaposition et pour moi c’est assez fort de pouvoir faire ça… ou de pouvoir persuader les gens que c’est ça la peinture. Ca, c’est autre chose… Il y a une suggestion dans la peinture, et cette suggestion, elle a pour but,  non seulement de faire un accord de toi avec le peintre, parce que le peintre fait que tu es assujetti par sa façon de peindre, et que tu vois à travers les yeux du peintre ; et ça te dérange beaucoup des idées de peintre que tu as auparavant,… par exemple quand tu prends un goût pour un nouveau peintre… ça te dérange ta façon de voir toute peinture… après. Parce que tu as déjà un exemple, qui t’a stimulé, qui t’a exalté et  tu conserves cette exaltation comme un plaisir… et comme un plaisir de juger.

– Quel peintre avez-vous spécialement aimé ?

Ca a commencé par le commencement ; par une peinture qui était assez dramatique, assez obscure, pas littéraire, mais plutôt mystérieuse. Alors, c’est un type comme Paolo UCELLO. Paolo UCELLO m’a sidéré. Aussitôt que j’ai commencé à peindre, ça a été celui qui m’a eu. Ces espèces de monuments… de chevaux qui sont dans une bataille où personne ne meurt, personne ne crie… une bataille obscure, une bataille de formes… C’est même passionnant de voir cette atmosphère grisâtre sans couleur mais qui continue à se battre de façon éternelle et pour toujours. La bataille est faite une fois pour toutes par Paolo UCELLO. Elle ne changera jamais de rythme. Alors pour moi, les éléments prennent la place des chevaux et des cavaliers et des types avec des arquebuses, et les éléments du ciel, les éléments de la terre forment cette espèce de brousaillage…

– Dans la promenade en bateau, quand on va au milieu de l’eau, c’est en fait ça qui te procure une espèce de jubilation… c’est ça que tu retrouves, cette jonction des éléments ?

Oui. De la profondeur… des herbages… des racines… des troncs d’arbres qui se croisent, qui ont cette espèce de regard du type qui en position de sentinelle qui regarde le passager qui est toi.

– L’eau est un truc important pour toi ; ça tient au fait que Marnay soit sur la Seine ?

Oui, j’ai toujours été dans l’eau. Dans mon enfance, j’ai joué l’hiver dans les bateaux, derrière là-bas. Toute ma vie, j’étais les pieds mouillés. Alors, quand tu as les pieds mouillés tu deviens comme un canard, t’as les pieds palmés, tu pourrais nager n’importe où …

Et c’est curieux que dans tous mes paysages, par une espèce de secret instinct, je mets de l’eau. Je pense qu’un paysage n’est pas complet s’il n’y a pas d’eau. Evidemment c’est un petit peu raplapla de dire un truc comme ça ; seulement je crois que l’eau sans l’homme et l’homme sans l’eau…

– Parles-nous un peu de ta musique. Est-ce que c’est une simple gymnastique des doigts, est-ce que c’est une autre source d’entretien pour toi… ?

La musique, je ne la compose pas. Elle est composée par quelqu’un que je révère, qui s’appelle le compositeur de n’importe quoi… mais le compositeur, je le prends toujours classique, entre les époques qui me paraissent bonnes au point de vue de l’auditon, de la pureté des timbres, pendant le siècle de LOUIS XIV ou de LOUIS XV, et je me figure que là-dedans j’arrive à avoir le compagnonnage et prendre comme guide un homme sage, qui a pesé tous les problèmes de l’audition, de la note fausse, de la note juste, du rythme, de la cadence et ça, du moment qu’il l’a, je n’ai qu’à le suivre le plus adroitement que je peux, et dans le rythme qu’il a convenu de composer son oeuvre.

– Ça t’apporte un contentement et un plaisir de jouer, mais est-ce que ça a une liaison avec la peinture ?

Oui, beaucoup parce que l’exemplarité joue ; l’exemplarité d’une stricte mesure et de ne pas dépasser cette… la surabondance de la matière. Parce que la matière, si on ne la dompte pas tout de suite, elle surabonde tout de suite avec inondation, avec surplus, et gâche tout. Mets trop d’huile dans une mécanique, elle est stoppée ta mécanique. Eh bien, la peinture, c’est la même chose. Ne mettez pas une attention suffisante dans la création, et vous êtes tout de suite floués et mal en point pour continuer. Vous êtes furieux contre vous. Et la furiosité, c’est pas recommandé du tout. Et il y a des gens qui sont continuellement furieux ; ils sont pris d’une espèce de délire de policer les alentours, ou de réduire les choses à cette espèce de maigreur, exprès pour la dominer.

Par exemple, les types qui font des natures mortes ; à part quelques grands… ce qu’il y a de terrible, comme ils rétrecissent leur champ visuel et leur champ matériel, c’est-à-dire le truc qu’ils ont mis en place pour les couleurs, pour les formes, et au lieu de les fêter, ils les amoindrissent pour faire l’exactitude, comme si l’exactitude allait leur donner un confort, mais l’exactitude, ça devient de la pauvreté.

Alors c’est pour ça que ceux qui peignent des natures mortes sont toujours ou des peintres moyens ou des peintres qui ont un désintéressement profond pour leur art, mais qui sont doués. Alors, ils sont doués et pas intéressés. Et ça arrive que des types doués peuvent gagner leur vie et un argent fou en faisant toujours une chose qui ne les intéresse pas, mais dans laquelle ils sont très habiles. L’habileté en art est une chose assez défavorable.

– Et vous avez toujours fait des paysages ?

Non, j’ai fait des figures. J’aurais voulu que tu entendes les réflexions qu’on fait sur les girls…  oh…

– Pour en revenir au piano, le piano c’est pour toi une sorte d’entraînement à te limiter… ?

Et à devenir meilleur dans mes mélanges, mes demi-teintes, le mélange des notes et des demi-teintes, c’est la même chose ; une demi-teinte en peinture est une séquence de notes. En musique, c’est la même chose. Si tu fais la note de devant trop fort, tu n’entends pas la note de derrière. Je tâche toujours de revenir sur cette chose-là, très importante… et la musique tous les jours me donne un exemple par comparaison… J’ai joué trop fort tel passage, c’était un vert qui ne passait pas, c’était un noir qui était sauvage ; et ça me limite aussi dans la chose quand j’ai fait des conneries, car je fais des conneries aussi. Et ça me donne la voix de la sagesse, une voix assez péremptoire, assez rude mais que j’aime bien.

J’ai l’impression qu’un peintre qui fait de la musique n’est jamais désarmé ; il peut toujours recommencer sa peinture, même s’il a raté une période, il peut toujours recommencer grâce à la musique qui est indicatrice admirable de tempérance, de mesure juste, de rythme exact…

– Vous ne peignez jamais avec de la musique ?

Ah non, c’est impossible. Il faut que ce soit une musique mémorisée qui te réserve dans la peinture. Quelle drôle d’idée.

– Il y a des peintres qui font ça, qui peignent en écoutant de la musique.

Et les personnages qui apparaissent dans ta peinture… les chevaux… ça correspond à une période, ou tu as toujours eu envie… tu as toujours utilisé des personnages… ça correspond à une période de ta peinture… est-ce que maintenant tu peins des personnages ?

Oui… (?!) Il y a quand même chez l’homme une gesticulation qui est, je ne peux pas dire prophétique, mais qui est symbolique… et si le symbole dure longtemps, il devient prophétique. Et j’aime bien la prophétie… j’aime bien tout de même voir des gens se dresser et dire des paroles avec un petit peu de folie dans les yeux. Et je trouve l’homme humain, naturellement, où il n’y a ni vêtement ni… c’est pour ça que je fais nus mes personnages. Je pourrais les habiller mais j’ai comme une espèce de regret de leur mettre une culotte ou un paletot ou même une casquette.

– Il me semblait que c’était plutôt des personnages de la mythologie.

Oui, alors c’est une bonne excuse pour moi, de retourner à la mythologie ou aux jeux olympiques où tout le monde était nu… Ce n’est pas particulièrement une façon de préconiser la liberté sexuelle, le women’s lib…

Pour moi c’est un peu ça. Je suis féministe aussi. L’homme a déjà trop fait dans la nature pour qu’on n’aie pas un jour besoin sur lui d’une bonne revanche. Je commence la manoeuvre. Suivez-moi, belles dames. Allez bataillon…

Du reste, ça me prend tellement que l’autre jour j’ai peint une bataille. Vous savez ce que ça représentait ? Les Amazones traversant le Granique, au temps d’Alexandre.

– Tes références mythologiques, elles te viennent d’une culture grecque de lecture des Anciens que tu continues… ou c’est vraiment une répercussion de quelque chose qui t’a frappé dans ta scolarité quand tu as été confronté à cette chose-là… La culture grecque.

Les deux. J’ai été confronté avec ça, à cause de la guerre dans laquelle j’ai passé ma jeunesse, la guerre de 14, les tueries quotidiennes pendant 4 ans, on enregistrait ça… Paris était dans le champ de bataille… Marnay était dans le champ de bataille, Marnay était couvert de soldats de tous les pays du monde : y avait des nègres, des malgaches, des indochinois ; y avait tout le monde à Marnay. Tu comprends, on avait fait des rafles de soldats : ils étaient tous anémiques ; cette transposition vers un autre quartier du monde, ça les avait affolés, ils étaient comme des animaux en cage, comme au Jardin des Plantes. J’aurais voulu que tu voies en été les baignades des soldats noirs. C’était terrible la façon dont ils prenaient possession de la Seine…

– Quel rapport ?

J’ai été tout de suite habitué à cette espèce de transhumance, que le troupeau humain était sur terre dans une abondance catastrophique, il était prêt pour une catastrophe, il était prêt pour la mort… c’est pour ça que ma machine (peinture ?!) a presque une idée vengeresse des catastrophes de l’humanité. Je veux rétablir un ordre qui soit à la fois paisible, normal, clair, lumineux, mais je ne veux pas que ce soit du machin de concierge ; je veux que ça soit une chose philosophique, que ce soit Platon ou Parménide qui parlent un petit peu ou enfin des êtres qui soient beaux, originaux… qui ne soient pas « raplapla ».

– Vous peignez généralement des personnages féminins… Vos portraits sont des portraits de femmes…  Pourquoi ?

Parce que j’aime les femmes. C’est un hommage que je leur dois quotidiennement, de les représenter… Si j’ai un regard à affirmer dans une peinture, le regard féminin est toujours mille fois plus beau que le regard masculin.

– Mais vos personnages féminins ressemblent plus à des déesses qu’à des … il me semble… leurs parures… leur maquillage… leur masque… leur façon de se tenir… leur chevelure… tout fait penser à des personnages mythologiques plutôt qu’à des femmes réelles.

… Qu’est-ce que tu allais dire tout à l’heure à propos des « girls »… Qu’est-ce qu’ils ont raconté ?

Ils ont dit : « Ca ne nous intéresse pas étant donné que vos paysages sont pour nous une source de jubilation ; on ne voit pas pourquoi on aurait aussi cette espèce de double face. Du reste, est-ce que c’est récent ça… ? Alors je leur ai répondu par cette phrase admirable : « je ne fais jamais de peinture récente ». Alors ils étaient un petit peu déprimés. Alors ils ont dit : « Mais quoi, est-ce que c’est une idée fixe que vous avez… Est-ce que c’est une femme que vous avez beaucoup aimée.. Vous êtes un PYGMALION ». C’est bien mon tour aussi maintenant que j’ai atteint un âge canonique de pouvoir me meubler d’effigies agréables, des seins qui sont rebondis, de doigts effilés et de regards vagues prêts à beaucoup de choses.

Ils m’ont dit : « Mais sérieusement… vous ne seriez pas un peu satyre… »

– Je voulais reparler de la chute de l’ange parce que c’est un thème qui semble-t-il  revient souvent dans vos tableaux. Je voulais savoir ce que ça représentait pour vous ?

La chute de l’ange est une espèce de libération du hasard. Le hasard, pour moi, il est contrôlable dans une certaine mesure ; si on se met dans l’état réceptif complet, l’état de mesure. Je reviens toujours à mon expression ; de pouvoir mettre les choses d’aplomb et d’équerre. L’équerre c’est une chose qui engendre les constructions avec l’angle droit et sur lequel on a le moins de chances d’erreurs et le plus de chances d’assurer une stabilité.

Alors pour moi, l’ange c’est à peu près ça : une direction idéale qui te donne la stabilité parce que c’est une surpuissance comme l’équerre. Pour faire aller les choses, tu ne peux pas l’écarter, il faut que toi, tu ramènes ta chose vers l’équerre. L’ange il est ou moi ou lui – l’autre, qui l’ange adverse, qui m’enveloppe, peut attiser ou accuser toutes mes idées, mes volitions ; il peut les prendre, les accepter et me les rendre quand je veux. L’un est, comme tu l’as vu, sur la meule de paille, dans un état pitoyable. Et l’autre est là sans avoir besoin de passer à travers les mystérieuses lois de la divinité.

C’est l’un et l’autre. Tu sais bien que dans l’un il y a l’autre. On est entouré par l’autre.

– Mais je ne comprends pas très bien ce thème de la chute.

Tu as confondu : c’est ICARE ou l’Ange Blessé ?

– Pour moi c’est à peu près le même thème. ICARE tombant, l’Ange Blessé tombant, le cerf-volant tombant.

L’Ange Blessé, il est stable, il est sur sa meule.

– Oui, mais il est tombé !

On ne sait pas trop. Peut-être qu’il est monté sur la meule par une échelle qu’on avait laissée  là et qu’il avait… Y a mille choses… Evidemment là, je suis le maître de la situation, étant donné qu’il y a l’humour et le contresens. Tu sais bien, quand tu faisais des versions et que le prof te marquait « contresens », que tu avais traduit avec une facilité, une crétinerie (?!) épouvantable et alors c’était admirable, parce que ces choses-là te marquaient pour toujours d’avoir été dénoncé comme « contresenseur » dans une classe qui éclatait de rire de ta connerie… C’était une chose qui te marquait pour toujours. « Qu’est-ce que tu as voulu dire là… » et il lisait ta copie, alors tout le monde éclatait de rire. C’était quelque chose… surtout en latin, c’était faramineux… les types avaient des fois des imaginations… ça n’avait plus aucun rapport ni avec le latin, ni avec le français, ni avec une histoire…

– Les Oiseaux, tu as fait ça quand ?

En 1930… Mon premier machin.

– C’est le fruit d’une inspiration instantanée… ou tu as mûri ça longtemps ?… Cette prolifération d’oiseaux ça a évoqué quelque chose de merveilleux pour toi ?…

Oui. Ca a évoqué le monde des Idées. Des Idées qui… justement tu ne les perçois pas mais tu les sens. Tu les a dans une espèce de construction logique ; elles vont t’apparaître ; par exemple des idées d’arbres. Elles vont t’apparaître sous forme d’une image qu tu peux rendre complète ou incomplète selon ta volonté d’expression ; si tu veux les définir bien, tu as des mots scientifiques, que l’arbre soit un palmier, que l’arbre soit une pédonculée… ce que tu veux. Et tout d’un coup, tu t’aperçois qu’il manque quelque chose à ça : c’est le tout qui te manque. Le détail c’est imaginable comme tout. Ce petit détail-là, une fois que tu l’as bien serré, condensé, il devient l’image de ton arbre par succession et parce que tu veux accumuler tes petites choses comme ça et qui font souvent… qui donnent souvent un aspect profond à ta réflexion… d’accumuler des petits détails. Et c’est comme cela que j’ai fait les Oiseaux. Que les idées détaillées qui revenaient, qui étaient dans une espèce de…  Tu as vu, il y a un dessin dedans… comme une guirlande… et les oiseaux sont comme les feuilles de cette guirlande, qui se seraient détachées d’un arbre qui n’existe pas. Et alors les oiseaux tombent, vont par terre, reviennent, s’envolent… et c’est ça qui m’a fait peindre peut-être… parce que j’ai compris qu’une composition aérienne diagonale te donnait un espace, qui n’était pas facilement comblable par des autres éléments que des éléments idéaux. Les éléments matériels que tu veux amasser dans une construction, quand par exemple tu fais de la nature morte, quand tu fais un paysage… tu as tout de suite tendance à construire tout de façon à bloquer les angles, à délimiter ton image et à la remplir le plus vite possible pour que l’instantanéité soit valable ; parce que tout à coup, on s’aperçoit que l’instantanéité, comme le cinéma, a une espèce de valeur qu’elle n’a pas. C’est un préjugé terrible de croire qu’une photo instantanée est la vérité. Alors pour moi, ce grand tableau des Oiseaux, a été…

Ah, je me dis… Voilà les idées qui s’accrochent et qui se mettent sur ce mur immatériel, qui se mettent dans cet espace venteux où se meuble tout un pays… et bien voilà. Voilà la Grèce antique, voilà la Grèce… Voilà la Grèce des Idées, la sainte Grèce.

– C’était essentiellement utile de mettre des personnages ?

Ah si, justement ! C’est le faux chasseur et le faux pêcheur. Le faux chasseur qui vient pour capturer des oiseaux avec un chien qui va les faire sauver, donc c’est complètement inutile. Et le pêcheur qui a un filet pour prendre les poissons et qui ne peut pas capturer d’oiseaux. Il y a ces espèces de quiproquos, de contresens, qui font que la discussion ou le dialogue est complètement clos. Ton tableau existe, il fait marrer tout le monde. On dit même : « Il y a quelque chose là-dedans » et on réfléchit.

– On va dire : « Tu es encore un peintre qui a été traumatisé par son prof de latin ».

… J’ai cru comprendre que vous peignez parfois des tableaux très sombres, parfois très clairs et ça avec une certaine alternance que l’on retrouve régulièrement. Vous faites ça délibérément ou bien…

Si c’est mon humeur ? Est-ce qu’une couleur peut refléter une humeur… Je ne crois pas…

– Non, pas une humeur, mais une recherche…

Il est évident que quand tu es un peintre parisien, que tu habites dans une rue à tableaux comme la rue de Seine… tu regardes les devantures même s’il y a des fois des types qui t’embêtent, même si le marchand de tableaux qui te regarde veut savoir ce que tu fais aujourd’hui, si tu peux venir voir, lui parler d’Untel… Alors évidemment ça me retire un petit peu de la joie de contempler la peinture… des autres. Et le fait que souvent je reviens chez moi en disant : « Tiens, je viens de voir une peinture avec du blanc,… je vais voir si ce blanc-là il va… Et alors on commence à peindre avec le blanc du copain. Bien oui, c’est pas de l’imiter, mais tout d’un coup, tu as une espèce de sensation – tu ne te souviens pas du tout de ce qu’il a peint – mais tu te souviens bien d’un contraste qui était assez rare. Alors tu le remets chez toi, dans ta boîte de couleurs… et puis il arrive que dans ta boîte de couleurs, à côté de cette couleur que tu cherchais, il y en a d’autres qui sont presque aussi blanches. Alors tu peins clair. Tu es pris dans une espèce d’engrenage… d’imitation, sans plagiat, imitation de recherche. Tu te dis : « Cet effet-là est obtenu par des trucs… » Alors tu imagines… comme c’est pas ta technique… tu fais une transposition…

– Donc vous peignez foncé, en général ?

J’aurais plutôt tendance à peindre foncé ; pardon, avec des contrastes. Mais remarque, cette espèce d’uniformité de teinte est aussi agréable, uniformité dans laquelle les formes se distinguent très peu. Mais il n’y a pas de règle à ça.

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